LOI N° 2022-172 DU 14 FEVRIER 2022 EN FAVEUR DE L’ACTIVITE PROFESSIONNELLE INDEPENDANTE
Publié le :
04/04/2022
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Depuis et en vertu de la loi n° 2022-172 du 14 février 2022, tout entrepreneur individuel est désormais légalement doté de deux patrimoines : un patrimoine professionnel qui correspond à son entreprise et un patrimoine personnel qui comprend tous ses autres biens.
Ses créanciers professionnels ont en principe un droit de gage limité à son patrimoine professionnel tandis que ses créanciers personnels ont un droit de gage limité à son patrimoine personnel.
Ce texte constitue une rupture avec le principe d’unité du patrimoine posé par Aubry et Rau à la fin du XIXème siècle. De fait la conception du patrimoine est profondément renouvelée.
Rappelons que selon la théorie d’Aubry et Rau, en réalité reprise d’une théorie due à Karl Salomo Zacharia, professeur de philosophie du droit à l’université de Heidelberg, le patrimoine, qui en droit romain désignait les biens du père de famille lors de son décès, doit être conçu comme une universalité et est conçu comme l’émanation ou l’expression de la personne. Il en résulte une relation étroite entre personne et patrimoine qui a pour corollaires les principes d’unité et d’indivisibilité du patrimoine : le patrimoine est un et indivisible tout comme la personne à laquelle il est inhérent.
Il en résulte un célèbre triptyque selon lequel seules les personnes ont un patrimoine, toute personne a un patrimoine et la personne n’a qu’un patrimoine qui est indivisible (Cours de droit civil français d’après la méthode de Zachariae par MM Aubry et Rau, par E. Bartin, Marchel et Billard éd., t. IX, 5ème éd., 1917, p. 335).
Il en résulte également que le droit de gage général des articles 2284 et 2285 du code civil (anciennement 2292 et 2293) a pour assiette le patrimoine dans son entier : les engagements de la personne sont garantis par tous ses biens ; le patrimoine étant la personne considérée dans ses relations avec les choses, l’engagement de la personne est un engagement de son patrimoine (« Le patrimoine étant une émanation de la personnalité, les obligations qui pèsent sur une personne doivent naturellement grever aussi son patrimoine » Aubry et Rau op. Cit. p. 366).
Cette intrication du patrimoine avec la personne traduit le passage d’une conception objective du patrimoine à Rome à une conception subjective ou en tout cas subjectivée.
Le principe d’unité du patrimoine entraîne des conséquences importantes et négatives pour l’entrepreneur individuel personne physique. Cette unité implique en effet que l’activité professionnelle indépendante expose au gage des créanciers dont la créance est née de cette activité l’ensemble des biens saisissables de l’entrepreneur, c’est à dire aussi bien les biens affectés à l’activité professionnelle et qui en permettent le développement et que ceux qui y sont étrangers.
Pour contourner cette conséquence de la théorie de l’unité du patrimoine, le législateur a été amené à permettre la création de sociétés à associé unique (Loi n° 85-697 du 11 juillet 1985 pour l’EURL, SARL à associé unique et loi n° 99-587 du 12 juillet 1999 pour la Société par actions simplifiée unipersonnelle), ce qui nécessitait de modifier la définition même de la société qui était, jusque 1985, nécessairement instituée par deux ou plusieurs personnes qui convenaient par contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter (article 1832 du code civil alinéa 1er).
Cette dénaturation de la notion même de société via la création d’une société sans association a constitué un moyen détourné de mettre en place un patrimoine professionnel qui ne pouvait être adopté de façon directe en raison du principe d’unité du patrimoine.
Cela étant, parallèlement à cette innovation législative consistant à permettre la création de sociétés unipersonnelles, le législateur a progressivement porté atteinte à la généralité du droit de gage dit général de certains créanciers.
En premier lieu, la loi n° 2003-721 du 1er août 2003 a permis à une personne physique immatriculée à un registre de publicité légale à caractère professionnel ou exerçant une activité professionnelle agricole ou indépendante de déclarer insaisissable ses droits sur l’immeuble où est fixée sa résidence principale (article L 526-1 du code de commerce).
Ensuite, la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 a élargi le domaine de la déclaration d’insaisissabilité à tout bien foncier bâti ou non bâti non affecté à un usage professionnel.
Puis, la loi n° 2015-990 du 6 août 2015 a supprimé la nécessité d’une déclaration expresse pour rendre insaisissables par les créanciers professionnels les droits sur l’immeuble où est fixée la résidence principale de l’entrepreneur personne physique (article L 526-1 alinéa 2 du code de commerce).
Par ces réformes successives, le législateur n’a certes pas consacré la pluralité de patrimoines pour une personne physique mais, en soustrayant certains biens au droit de gage général de certains créanciers, il portait atteinte au lien étroit entre personne et patrimoine.
Une atteinte plus frontale a été portée au principe d’unité du patrimoine et donc à la consubstantialité du patrimoine et de la personne par la loi n° 2010-658 du 15 juin 2010 relative à l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL) qui a permis aux entrepreneurs individuels de faire de leur entreprise un patrimoine séparé de leur patrimoine personnel (article L 526-6 du code de commerce). En vertu de cette loi, les créanciers auxquels la déclaration de constitution du patrimoine affecté est opposable et dont les droits sont nés à l’occasion de l’exercice de l’activité professionnelle ont pour seul gage le patrimoine affecté alors que les autres créanciers ne peuvent poursuivre que le patrimoine non affecté (article L 526-12 du code de commerce). Le législateur a alors consacré de façon directe la possibilité d’une scission du patrimoine en deux patrimoines :
La même loi a admis la cessibilité du patrimoine professionnel (article L 526-17 du code de commerce), ce qui a constitué une entorse au principe de l’inaliénabilité entre vifs du patrimoine des personnes physiques, lui même conséquence de son caractère consubstantiel à la personne.
Une nouvelle étape est franchie avec la loi n° 2022-172 du 14 février 2022 qui prévoit la division automatique du patrimoine d’un entrepreneur individuel en un patrimoine professionnel et un patrimoine personnel. Contrairement à la dualisation du patrimoine instaurée par un EIRL, celle organisée par la loi du 14 février 2022 s’effectue de plein droit sans démarche administrative ou information des créanciers. Cette loi correspond à une rupture avec le principe d’unité du patrimoine et avec le lien étroit avec la personne qu’il implique dans la mesure où la loi dote tout entrepreneur individuel de deux patrimoines dont l’un s’identifie avec l’entreprise individuelle.
Désormais, l’article L 526-22 du code de commerce dispose en son alinéa 2 que « Les biens, droits, obligations et sûretés dont il est titulaire et qui sont utiles à son activité ou à ses activités professionnelles indépendantes constituent le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel…… Les éléments du patrimoine de l’entrepreneur individuel non compris dans le patrimoine professionnel constituent son patrimoine personnel ».
Il résulte de ce texte que le patrimoine professionnel est une universalité de biens constitutifs d’une entreprise et que le patrimoine personnel est une universalité de biens non constitutifs d’une entreprise.
La loi vise les biens sans distinguer entre meubles et immeubles ou biens corporels et incorporels. La répartition entre les biens de l’entrepreneur individuel se fait en fonction de leur utilité à l’activité professionnelle. Il faut en déduire que l’entreprise individuelle au sens de la loi du 14 février 2022 comprend, notamment, les immeubles dont l’entrepreneur est propriétaire et qui sont utiles à son activité.
Cette définition de l’entreprise individuelle rompt avec la conception classique du fonds commerce et plus généralement du fonds d’exploitation (fonds de commerce, fonds artisanal, fonds libéral, fonds agricole) qui ont une nature mobilière, en tant qu’universalités de fait, et ne peuvent donc comprendre les immeubles, même ceux utilisés ou affectés à l’activité professionnelle.
Avec la loi du 14 février 2022, la constitution du patrimoine professionnel est une conséquence de la création d’une entreprise et ce patrimoine professionnel contient les biens qui ont vocation à garantir les dettes à la naissance desquelles ils ont contribué. Ces biens sont toux ceux qui servent à la réalisation de l’activité professionnelle indépendante. Les biens, droits et sûretés utiles à l’activité professionnelle indépendante dont l’entrepreneur individuel devient titulaire durant le cours de cette activité intègrent automatiquement le patrimoine professionnel , sur la seule base de leur utilité.
Jusqu’à présent, le fonds de commerce, tel que défini par la loi du 17 mars 1909, était appréhendé par la doctrine comme une universalité de fait réunissant tous les éléments mobiliers, corporels ou incorporels, utiles à la création et à la conservation de la clientèle. Avec la loi du 14 février 2022, cette universalité est remplacée par l’entreprise individuelle qui réunit les biens, mobiliers comme immobiliers, droits, obligations et sûretés dont l’entrepreneur individuel est titulaire et qui sont utiles à son activité.
Par ailleurs, dès lors que l’article L 526-22 du code de commerce dispose que « les biens, droits, obligations et sûretés dont il est titulaire et qui sont utiles à son activité ou à ses activités professionnelles indépendantes, constituent le patrimoine professionnel de l’entrepreneur individuel », il faut considérer que la création d’une entreprise individuelle emporte constitution d’un patrimoine professionnel. Par conséquent, l’entreprise n’est plus, comme appréhendée via la théorie du fonds de commerce, une universalité de fait mais une universalité de droit, étant rappelé qu’une telle universalité se définit comme un ensemble de biens affectés à la garantie des dettes qui présentent un lien avec eux.
Le patrimoine professionnel naît du commencement d’une activité professionnelle indépendante et disparaît avec elle. En effet, l’article L 526-22 du code de commerce dispose en son alinéa 8 que « Dans le cas où un entrepreneur individuel cesse toute activité professionnelle indépendante, le patrimoine professionnel et le patrimoine personnel sont réunis. Il en est de même en cas de décès de l’entrepreneur individuel, sous réserve des articles L 631-3 et L 640-3 ».
Il résulte des termes précités de l’article L 526-22 du code de commerce que le patrimoine professionnel comprend les facteurs de production utiles à l’activité professionnelle. Par conséquent, et il s’agit d’une autre rupture avec la conception du patrimoine d’Aubry et Rau, il ne contient pas les dettes professionnelles puisque ces dettes ne sont pas des facteurs de production, n’étant pas utiles à l’activité au sens de la loi.
Concernant le patrimoine non professionnel ou personnel, il est défini par par l’article L 526-22 alinéa 2 comme le négatif du patrimoine professionnel comme suit : « Les éléments du patrimoine de l’entrepreneur individuel non compris dans le patrimoine professionnel constituent son patrimoine personnel ».
En conséquence, tous les biens, droits, obligations et sûretés qui ne sont pas utiles à l’activité professionnelle indépendante composent le patrimoine personnel.
Comme le patrimoine professionnel, le patrimoine personnel constitue une universalité de droit.
La loi du 14 février 2022 limite le droit de gage général des créanciers de l’entrepreneur individuel dans la mesure où les créances nées à l’occasion de l’activité professionnelle indépendante ont pour seul gage général le patrimoine formé des biens utiles à cette activité c’est à dire le patrimoine professionnel. Le principe est posé par l’article L 526-22 alinéa 4 du code de commerce qui dispose : « Par dérogation aux articles 2284 et 2285 du code civil…….. l’entrepreneur individuel n’est tenu de remplir son engagement à l’égard de ses créanciers dont les droits sont nés à l’occasion de son exercice professionnel que sur son seul patrimoine professionnel, sauf sûretés conventionnelles ou renonciation dans les conditions prévues à l’article L 526-25 ».
La limitation du droit de gage général des créanciers dont les droits sont nés à l’occasion de l’exercice de l’activité professionnelle indépendante au patrimoine professionnel et de celui des autres créanciers au patrimoine personnel connaît trois exceptions.
La première est prévue par l’alinéa 6 de l’article L 526-22 du code de commerce qui dispose que « si le patrimoine personnel est insuffisant, le droit de gage général des créanciers peut s’exercer sur le patrimoine professionnel, dans la limite du montant du bénéfice réalisé lors du dernier exercice clos ».
Cette exception s’explique dans la mesure où les bénéfices réalisés par l’exploitation du patrimoine professionnel ont naturellement vocation à alimenter les deux patrimoines en ce compris le patrimoine personnel.
La deuxième exception concerne les sûretés. Trois règles sont posées les concernant :
- les sûretés réelles consenties par l’entrepreneur individuel avant qu’il n’accède à cette qualité « conservent leur effet, quelle que soit leur assiette » (article L 526-22 alinéa 5 du code de commerce) ;
- l’entrepreneur individuel peut constituer des sûretés sur des biens ressortissant à son patrimoine personnel afin de garantir des créances professionnelles (article L 526-22 alinéa 4 du code de commerce) ;
- la loi ne permet pas à l’entrepreneur individuel de constituer sur un bien ressortissant à son patrimoine professionnel une sûreté destinée à garantir une créance qui n’est pas née à l’occasion de l’exercice professionnel ;
La troisième exception correspond à la possibilité, prévue par l’article L 526-5 du code de commerce, offerte à l’entrepreneur individuel d’ouvrir à un créancier professionnel son patrimoine personnel par une manifestation spéciale de volonté sous réserve de respecter certaines conditions et de forme : concrètement, un créancier professionnel peut demander par écrit à l’entrepreneur individuel de renoncer à la règle selon laquelle les créanciers professionnels ont pour seul gage général le patrimoine professionnel ; la demande de renonciation doit mentionner l’engagement spécifique que cette renonciation est destinée à garantir en en précisant le terme et le montant. Par ailleurs, un délai impératif de réflexion de sept jours francs à compter de la réception de la demande de renonciation doit être respecté avant que l’entrepreneur individuel puisse accepte cette renonciation. Ce délai de réflexion peut être réduit à trois jours francs si la signature de la renonciation est précédée d’une mention manuscrite prévue par décret (article L 526-25 alinéa 2 du code de commerce).
Cette possibilité pour l’entrepreneur individuel de renoncer à la dualité des patrimoines n’est ouverte qu’au créancier professionnel.
Par ailleurs, par la renonciation, l’entrepreneur individuel n’ouvre son patrimoine personnel à un créancier professionnel qu’à titre subsidiaire. Le nouvel alinéa 1er de l’article L 161-1 du code des procédures civiles d’exécution dispose en effet : « L’entrepreneur individuel qui a renoncé au bénéfice des dispositions du quatrième alinéa du même article L 526-22 dans les conditions prévues à l’article L 526-25 du même code peut, s’il établit que la valeur des biens qui constituent son patrimoine professionnel est suffisante pour garantir le paiement de la créance, demander au créancier que l’exécution soit en priorité poursuivie sur ces biens ».
La réforme commentée qui résulte de la loi du 14 février 2022 appréhende le patrimoine professionnel comme une dimension de l’entreprise individuelle qui est donc, comme cette dernière, la propriété de l’entrepreneur (articles L 526-27 alinéa 5 et L 526-28 alinéa 1er)
En conséquence, et logiquement, l’article L 526-27 alinéa 1er nouveau du code de commerce dispose : « L’entrepreneur individuel peut céder à titre onéreux, transmettre à titre gratuit entre vifs ou apporter en société l’intégralité de son patrimoine professionnel sans procéder à sa liquidation ».
A noter pour terminer que la loi ne prévoit cette cessibilité que pour le patrimoine professionnel. Le patrimoine personnel demeure inaliénable.
Cette différence de régime est la conséquence du fait que le patrimoine personnel est lié à la personne de l’entrepreneur individuel alors que, comme relevé précédemment, le patrimoine professionnel est une dimension de l’entreprise individuelle.
Historique
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