VIE PERSONNELLE DU SALARIE ET POUVOIR DISCIPLINAIRE DE L’EMPLOYEUR
Publié le :
20/11/2024
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2024
La cour de cassation (chambre sociale 8 février 2024 n° 22-11.016 et 4 octobre 2023 n° 21-25.421) a rappelé récemment les règles qui régissent l’articulation entre vie personnelle du salarié et pouvoir disciplinaire de l’employeur : le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée de sorte qu’un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail.
Relevons d’ores et déjà, mais nous y reviendrons, que la formulation adoptée implique que le droit au respect de l’intimité de la vie privée du salarié ne cesse pas durant le temps de travail et sur le lieu de travail : le temps de travail n’est pas un temps exclusivement consacré aux tâches productives. Il peut s’agir aussi d’un temps de vie sociale, de vie amicale...
La vie privée et plus largement la vie personnelle conserve sa part pendant le temps dit soumis qu’est le temps de travail.
Le pouvoir patronal ne saurait donc être total même durant le temps de travail : une part de la personne du salarié y échappe nécessairement.
Dans l’espèce ayant donné lieu à la décision précitée du 8 février 2024 de la chambre sociale de la cour de cassation, une employée de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) du Tarn-et-Garonne avait été licenciée pour faute grave après qu’elle ait envoyé à certains collègues des messages considérés comme racistes et xénophobes, ce depuis sa messagerie professionnelle. L’employeur avait eu connaissance de ces messages en raison d’une erreur dans le choix des destinataires.
Cette employée a contesté judiciairement son licenciement. La cour d’appel a considéré que le licenciement n’était justifié ni par une faute grave ni par une faute simple constitutive d’une cause réelle et sérieuse. Elle a en conséquence condamné la CPAM au paiement à la salariée de diverses sommes à titre de salaire pendant la mise à pied conservatoire, d’indemnité compensatrice de préavis et d’indemnité de licenciement et de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
La CPAM s’étant pourvue en cassation, la chambre sociale a approuvé l’arrêt d’appel en ce qu’il a retenu que l’employeur ne pouvait, pour procéder au licenciement de la salariée, se fonder sur le contenu de messages, qui, même ayant été envoyés au moyen de la messagerie professionnelle, relevaient de sa vie personnelle, puisque, d’une part, ces messages s’inscrivaient dans le cadre d’échanges privés à l’intérieur d’un groupe de personnes et n’avaient pas vocation à devenir publics, d’autre part, que les opinions exprimées par la salariée n’avaient eu aucune incidence sur son emploi ou ses relations avec les usagers ou ses collègues.
L’arrêt du 4 octobre 2023 a été rendu sur pourvoi d’un employeur ayant licencié pour faute un salarié à qui il reprochait d’avoir commis des infractions au code de la route pendant qu’il conduisait un véhicule de fonction sur le trajet de son lieu de travail.
La cour d’appel saisie d’une contestation formée par le salarié avait jugé le licenciement sans cause réelle et sérieuse.
L’employeur s’est pourvu en cassation et avait développé le moyen suivant : « Un motif tiré de la vie personnelle du salarié peut justifier un licenciement disciplinaire, s’il se rattache à la vie professionnelle du salarié ou s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail ».
La cour de cassation rejette le pourvoi en relevant que « les infractions au code de la route ne pouvaient être regardées comme une méconnaissance par l’intéressé de ses obligations découlant de son contrat, ni comme se rattachant à sa vie professionnelle ».
Rappelons que selon la jurisprudence sociale, le pouvoir juridique de l’employeur est une faculté qui résulte, qui est concédée par le contrat de travail : il existe un « lien de subordination inhérent au contrat de travail » (cour de cassation chambre sociale 28 mai 2009 n° 08-15.687).
Lorsqu’il demeure dans les limites fixées par le contrat de travail, l’employeur dispose donc d’un pouvoir juridique. En vertu de ce pouvoir juridique, les commandements de l’employeur, exprimés dans le cadre de ce pouvoir, sont des actes juridiques producteurs d’effets de droit. Leur irrespect par le salarié peut donc être qualifié de faute.
Le pouvoir de l’employeur étant issu du contrat, le salarié, en lui désobéissant, viole son contrat. Il commet une faute contractuelle qui relève du droit disciplinaire.
Cela étant, comme relevé précédemment, le pouvoir de l’employeur connaît des limites.
Ces limites tiennent, notamment, à la reconnaissance légale de l’application des droits et libertés fondamentaux au droit du travail et donc dans la relation employeur/salarié.
Cette reconnaissance est formulée actuellement par l’article L 1121-1 du code du travail qui dispose : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».
Parmi ces droits des personnes et libertés individuelles et collectives dont le respect s’impose à l’employeur, figurent les droits qui permettent une action collective des salariés comme la liberté syndicale, le droit de grève, le droit des travailleurs de participer à la gestion des entreprises, le droit à la négociation collective.
Cette consécration vise également les droits de l’homme dits de première génération qui ne sont pas propres au monde du travail mais dont le respect s’impose malgré tout à l’employeur : liberté d’entreprendre, liberté du travail, liberté d’expression, droit au respect de la vie privée et plus généralement de la vie personnelle.
Pour poser valablement un acte qui restreint un de ces droits ou libertés du salarié, l’employeur doit, outre respecter un critère de proportionnalité, pouvoir se prévaloir d’un motif légitime.
Pour que l’employeur ait une légitimité à restreindre un droit fondamental du salarié, il faut au minimum que l’exercice de ce droit crée un trouble au sein de l’entreprise.
Si l’article L 1121-1 du code du travail ne mentionne pas la sanction applicable en cas d’atteinte par l’employeur aux droits fondamentaux du salarié, la jurisprudence s’est prononcée pour la nullité, nullité qui s’applique à tout acte attentatoire à un droit ou à une liberté fondamentale, avec les éventuelles conséquences indemnitaires qui en découlent.
Peuvent ainsi être frappés de nullité sur ce fondement des clauses contractuelles, des sanctions, des licenciements ou des ruptures de contrats à durée déterminée.
En cas de licenciement pour ce motif, le salarié a droit à sa réintégration et au paiement des salaires qui auraient été dus si il avait travaillé entre la date de son éviction et celle de sa réintégration.
Nous avons vu que le droit à la vie personnelle du salarié était au nombre des droits et libertés fondamentaux protégés par l’article L 1121-1 du code du travail.
Si le droit à la vie personnelle du salarié comprend le droit au respect de l’intimité de la vie privée, il ne s’y limite pas. C’est ainsi que les activités publiques, politiques et associatives du salarié sont protégées à ce titre contre l’emprise et les décisions potentiellement restrictives de l’employeur.
Ce droit à une vie personnelle s’entend ainsi très largement et se décline, sous certains aspects, en droits spécifiques comme le libre choix du domicile, la liberté d’opinion religieuse ou politique.
Comme relevé précédemment, la vie personnelle du salarié est protégée hors du temps et du lieu de travail mais également à l’intérieur de ce périmètre.
Concernant la vie personnelle hors du temps et du lieu de travail, s’est posée la question de l’invocation par l’employeur de faits s’étant déroulés hors du temps et du lieu de travail au soutien de décisions concernant le salarié, notamment d’une sanction disciplinaire ou d’un licenciement.
Un acte de la vie personnelle du salarié échappe par définition au pouvoir de l’employeur et ne peut en conséquence permettre de justifier une sanction ou un licenciement disciplinaire.
Mais la vie personnelle du salarié peut exister également, et donc être protégée contre les atteintes et restrictions patronales, sur le lieu et au temps du travail.
A titre d’illustration, ont été jugées comme des restrictions disproportionnées aux droits fondamentaux l’interdiction de toute conversation étrangère au service ou l’interdiction faite à des caissières d’accepter à leur caisse un membre de leur famille.
Cela étant, un fait relevant de la vie personnelle du salarié peut donner lieu à réaction de l’employeur.
Si un fait relevant de la vie personnelle du salarié ne peut pas être qualifié de faute disciplinaire, même sil il est commis aux lieux et temps du travail, il peut donner lieu à licenciement si il est à l’origine d’un trouble objectif caractérisé dans l’entreprise. Il s’agira alors nécessairement d’un licenciement pour motif personnel non disciplinaire avec application de la procédure de droit commun du licenciement.
Cette solution résulte d’un arrêt de la chambre mixte de la cour de cassation du 18 mai 2007 (n° 05-40.803) et n’a jamais été remise en cause depuis.
Cet arrêt a été rendu concernant un chauffeur de direction qui s’était fait adresser sur son lieu de travail une revue destinée à des couples échangistes à laquelle il était abonné. Suite à des plaintes d’autres salariés offusqués de la présence de ce magazine dans un lieu de passage, l’employeur avait engagé une procédure disciplinaire contre le salarié qui en avait été destinataire.
Le salarié avait contesté judiciairement cette sanction. La cour de cassation casse et annule l’arrêt de la cour d’appel ayant débouté le salarié de ses demandes et rejeté sa contestation de la sanction prononcée à son encontre.
La cour de cassation a motivé cet arrêt de principe en indiquant, « d’une part, qu’un trouble objectif dans le fonctionnement de l’entreprise ne permet pas en lui-même de prononcer une sanction disciplinaire à l’encontre de celui par lequel il est survenu, d’autre part, que la réception par le salarié d’une revue qu’il s’est fait adresser sur le lieu de son travail e constitue pas un manquement aux obligations résultant de son contrat, et enfin, que l’employeur ne pouvait, sans méconnaître le respect dû à la vie privée du salarié, se fonder sur le contenu d’une correspondance privée pour sanctionner son destinataire….. ».
Il résulte de cette motivation s’appuyant sur les dispositions de l’article 9 du code civil et sur l’article L 122-40 devenu depuis L 1121-1 du code du travail qu’un trouble objectif causé par le salarié à l’entreprise par la commission d’un fait relevant de sa vie personnelle peut être une cause réelle de licenciement, si le trouble est suffisamment important, mais qu’il ne pourra pas s’agir d’un licenciement disciplinaire.
Une autre difficulté ou question tient au fait qu’il est parfois difficile de séparer vie professionnelle et vie personnelle.
Certains faits qui relèvent essentiellement de la vie personnelle du salarié peuvent s’avérer être aussi, accessoirement, une violation d’ordres professionnels donnés par l’employeur dans l’exercice de son pouvoir de direction. Dans cette hypothèse, une faute disciplinaire peut être caractérisée et donner lieu à sanction. On peut citer l’exemple de l’utilisation pendant le temps de travail du poste téléphonique ou de la messagerie électronique mis à disposition par l’employeur pour un usage extraprofessionnel qu’il a interdit (cour de cassation chambre sociale 29 janvier 2008).
Enfin, une dernière difficulté réside dans le fait que peuvent exister certaines obligations en dehors même du lieu et du temps de travail.
Si ces obligations sont reconnues valides malgré le droit au respect de la vie privée, leur violation peut être considérée comme une faute professionnelle et donc donner lieu à sanction disciplinaire, en ce compris un licenciement pour faute grave.
La cour de cassation a par exemple jugé le 10 décembre 2008 (chambre sociale n° 7-41.820) que l’injure à un supérieur hiérarchique, alors que le salarié était en dehors de son temps et de son lieu de travail, peut constituer une faute susceptible de justifier un licenciement.
Historique
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